APPELES OU ELUS ?

Matthieu 22, 1 à 14 – Matthieu 3, 1 à 10  – Romains 11, 1 à 12

Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus.

Voilà une parole devenue proverbiale. Un proverbe utilisé dans des contextes souvent très différents de la parabole qui l'introduit. Ce dicton vient, d'ordinaire, comme la morale d'une situation dans laquelle une personne voit ses efforts échouer ; dans le cadre d'une promotion professionnelle ou d'une tentative de séduction, par exemple.

C'est une façon de dire qu'on ne maîtrise pas tout, que les efforts sont moins importants que les appuis, et qu'il vaut mieux être choisis (élus) qu'appelés.

Est-ce le sens de cette phrase dans le contexte de la parabole de l'invitation au festin ?

Pour le savoir, il nous faut reprendre cette parabole.

Un roi donne un festin pour le mariage de son fils, et il envoie ses serviteurs appeler ceux qui sont invités. Cela sous-entend que quelques personnes étaient, auparavant, choisies, élues, pour faire partie des invités. Et ces personnes le savaient ; tout le monde n'est pas choisi ; seules quelques personnes sont élues, et ce sont les élus qui sont appelés.

Les invités déclinent tous l'invitation, pour s'occuper de leurs propres affaires. L'évangile parle de travaux des champs et de commerce. Certains vont même jusqu'à tuer les serviteurs qui transmettent l'invitation, ce qui déclenche la colère du roi et la punition des coupables : le roi détruit leur ville.

Cette première partie se conclut par cette phrase : les invités n'étaient pas dignes. Ceux qui avaient été choisis, les élus, n'étaient pas dignes.

Le roi envoie donc ses serviteurs sur les routes et les chemins pour inviter tous ceux qu'ils rencontreront, sans aucune distinction. Le texte dit même : mauvais et bons.

Ces personnes ne sont pas choisies, élues ; elles sont seulement appelées.

Ces nouveaux invités viennent, et la salle des noces est pleine.

En Luc 14, 15-24, la parabole se termine ici, par cette phrase : aucun de ceux qui avaient été invités ne goûtera de mon dîner. On ne trouve pas, chez Luc, la conclusion de Matthieu : il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. De même Luc ne rapporte pas l'histoire de l'homme qui n'avait pas revêtu l'habit de noces.

Cette première partie de la parabole est assez facile à décrypter :

Les premiers invités, les élus, ceux qui sont choisis, ce sont les Juifs, mis à part dès Abraham. Ce sont eux qui font partie du Royaume. Mais ils refusent l'invitation de Dieu ; invitation qui leur est faite par l'intermédiaire de Jésus. La mention des serviteurs tués fait allusion aux prophètes persécutés tout au long de l'histoire. De même la ville détruite fait référence à la destruction de Jérusalem.

Les vagabonds qui sont finalement appelés (Luc mentionne, tout particulièrement, les pauvres, les estropiés, les aveugles et les infirmes) sont tous ceux que les Juifs méprisent, mais qui répondent favorablement à l'invitation. Ce sont eux qui, finalement, sont dans le Royaume, alors qu'aucun des élus ne s'y trouve. Ils n'en étaient pas dignes, dit Matthieu. Aucun n'a goûté du dîner, dit Luc.

On pourrait aussi conclure en disant : Beaucoup de premiers seront derniers et beaucoup de derniers seront premiers (Mat 19, 30 ; Marc 10, 31 ; Luc 19, 30).

Et la parabole peut s'arrêter là, comme c'est le cas dans l'évangile selon Luc. Mais Matthieu continue.

L'ajout de Matthieu.

Pourquoi cet ajout relatif à l'homme qui n'avait pas l'habit de noces ? Car il s'agit, plus vraisemblablement, d'un ajout de Matthieu que d'un oubli de Luc. On sait que ce sont les textes les plus courts qui sont les plus authentiques. C'est une des règles fondamentales de l'étude des textes anciens.

Matthieu ajoute à la parabole l’histoire de l’homme qui n’avait pas revêtu l’habit de noce, parce que cette parabole est un peu sévère pour un Juif. Or Matthieu écrit pour les Juifs.

Par cette histoire, Jésus soutiendrait que les païens vont dépasser les Juifs dans le Royaume de Dieu. Ce n'est pas facile à accepter, même si d'autres passages des évangiles le disent clairement. Même pour un disciple du Christ, ce n'est pas facile à entendre, car les disciples sont aussi juifs et attachés à l'alliance avec Dieu, aux promesses faites à Abraham et à Moïse, et donc à l'élection.

Jésus déclare, en substance, que l'alliance et l'élection sont caduques, que l'important est d'être appelé par Dieu, et que Dieu appelle tout le monde, même ceux qui ne font pas partie de son peuple, et que ce sont, d'ailleurs, ceux-là qui répondent et entrent dans la salle des noces.

Mais le Royaume de Dieu, ne va-t-il pas être habité par n'importe qui, dans ces conditions ? Si, dit clairement Luc, qui finit la parabole sur cette vision de la salle du festin pleine de pauvres et de malades, de bons et de mauvais. Pour Matthieu, c'est sans doute aller trop loin. Il faut laisser entendre qu'un tri doit être fait, et que Dieu n'accepte pas n'importe qui dans son Royaume. C'est pourquoi il ajoute cet épisode de l'homme qui n'avait pas l'habit de noces.

Mais cette adjonction s'oppose au message de la parabole. Pour les raisons suivantes :

   -  A aucun moment de la parabole, il n'est question d'une condition pour entrer dans la salle des noces ; que ce soit auprès des invités choisis par le roi, ou lorsque les serviteurs vont chercher les miséreux dans les chemins. Le roi dit bien : bons et mauvais. Pourquoi, après coup, faudrait-il répondre à une exigence particulière ? Les deux démarches s'opposent, ou le festin est gratuit, ou il ne l'est pas. Mais il n'y a pas de raison que le tarif change au cours du récit.

D’autre part, il est normal que, si la sélection au salut ne se fait plus par élection (choix de Dieu), mais par la réponse à l’appel (choix de l’homme), il y ait une condition. C’est là que nous prenons conscience que par cette parabole, Jésus porte atteinte à l’élection (et donc à la grâce) pour mettre l’accent sur la réponse humaine à l’appel. En responsabilisant l’être humain, Jésus atténue l’élection. Luc veut cependant conserver une part d’élection et de grâce en ne proposant aucune condition au salut, et en terminant la parabole par la vision d’un Royaume plein de bons et de mauvais. Matthieu va jusqu’au bout de la responsabilité humaine initiée par la parabole en ajoutant cette partie relative à l’homme qui n’a pas revêtu l’habit de noce. Mais cela ne supprime pas l’opposition fondamentale entre les deux parties de la parabole. Revenons, justement, à cette opposition :

L'exigence symbolisée par l'habit de noces est très floue : on ne sait ni à quoi ressemble cet habit, ni sa couleur … etc. Il est donc impossible de savoir s'il symbolise la pureté, la perfection, la sagesse, la connaissance, la joie, la paix, … ou une autre vertu. Si les caractéristiques de cet habit symbolisaient la qualité spirituelle de l’individu qualifié pour le Royaume, elles seraient mentionnées. Leur absence révèle le peu d’intérêt qu’elles ont ici.

Il semble que Matthieu ait raconté cette histoire pour éviter les critiques de ses lecteurs concernant le laxisme du Maître et la trop grande facilité d'accès au Royaume.

   -  L'homme qui n'a pas l'habit de noces est incapable de dire pourquoi, lorsque le roi lui demande pourquoi il n'a pas revêtu cet habit. Ceci accentue encore l'impossibilité, pour Matthieu, de faire cadrer l'histoire de cet homme avec le reste de la parabole.

Si la signification de cet habit, et donc les vertus nécessaires à l'entrée dans le Royaume étaient claires, l'homme aurait beaucoup de raisons à donner  —  et ce serait, d'ailleurs, intéressant de les connaître  —  mais le texte n'en dit rien.

Le fait que l’homme ne réponde rien lorsque le roi lui demande pourquoi il n'a pas revêtu cet habit, est une façon, finalement, de dire que l’être humain ne peut rien faire pour accéder au Royaume. Il ne peut que répondre à un appel qui lui est lancé.

La fin de la parabole rend compte de l'opposition qui existe entre la parabole et l'histoire de l'habit de noces. La conclusion est ce dicton bien connu : il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. D'ordinaire nous l'interprétons —  en lien avec l'épisode de l'habit de noces —  dans le sens qu'il ne suffit pas d'être appelé, comme tout le monde, mais qu'il vaut mieux être élu, c'est-à-dire avoir été choisi par le maître. Et on considère, dans cette optique, que l'homme qui n'avait pas l'habit était certes appelé, mais qu'il n'était pas élu. Mais rien ne nous permet d'affirmer cela, car cet homme est le seul à être rejeté. Il serait donc le seul à être appelé sans être élu ? Ce qui sous-entendrait que la foule qui remplit la salle des noces est composée d’élus. Or, il est dit qu’il y a peu d’élus.

Ce sont les mots beaucoup et peu qui nous trompent. Notre désir de faire partie d'une élite, et l'idée, étrange, qu'il y a peu de personnes dans le Royaume, nous font penser qu'il est préférable d'être parmi le peu d'élus que de se trouver dans la masse des appelés.

Mais qui sont les appelés et les élus ?

Dans la parabole

—  Car c'est la parabole qui doit nous donner la clef et la réponse, pas notre langage d'aujourd'hui, où nos pratiques électorales nous amènent à considérer le fait d'être élu comme le sommet de la réussite  —

Dans la parabole, les élus sont ceux qui avaient été choisis au début.

Ceux qui font, vraisemblablement partie de l'entourage du roi : sa famille, ses amis, sa cour.

On l'a dit, ils symbolisent le peuple juif, le peuple "élu".

Les élus ne sont finalement pas dans la salle des noces.

Les appelés sont tous ceux qui ont été interpellés sur les routes et les chemins, qui sont bons ou mauvais, sans aucune dignité particulière.

Ce sont eux qui entrent finalement dans le Royaume.

Vaut-il mieux être parmi les appelés où les élus ? Parmi les appelés, bien sûr ; ils sont, eux, dans la compagnie du roi.

Pourquoi Jésus raconte-t-il cette parabole ? Une parabole qui porte atteinte à l'élection, à l'alliance, au choix de Dieu, et donc, à priori, à son amour et à la grâce. C'est ce qui est gênant dans cette histoire de l'habit de noces, on a l'impression qu'il n'y a plus d'amour de Dieu, mais que chacun est sauvé par ses mérites.

Jésus raconte cette parabole, parce que, dans le contexte du judaïsme, le principe de l'élection donne à penser que Dieu fait des différences. Qu'il a choisi un peuple pour le mettre à part, et que seul ce peuple l'intéresse, au mépris des autres. Le judaïsme en est encore là.

Voilà pourquoi Jésus raconte cette parabole : pour dire aux Juifs, et à nous, que Dieu ne fait pas de différences. Et c'est en cela qu'éclatent pleinement son amour et sa grâce, puisque même les mauvais sont dans son Royaume.

Dieu appelle tout individu, qu'il soit élu ou pas, et il nous accueille tels que nous sommes.

Réjouissons-nous d'être appelés, même si nous ne faisons pas partie d'un peuple élu. Il n’y a d’ailleurs plus de peuple élu, il n’y a que des personnes élues … et appelées.

Réjouissons-nous d'être appelés, et répondons à l'invitation, en nous intéressant plus au Royaume qu'à nos propres affaires.