LES PETITS CHIENS ET LES MIETTES

Matthieu 15, 21 à 28   −  Esaïe 56, 1 et 6 à 7  −   Romains 11, 13 à 15 et 29 à 32

Jésus se retire, il part, il s’éloigne de la Galilée. Il faut dire qu’il vient d’y subir des attaques en règle de la part des Pharisiens et des scribes venus de Jérusalem (15, 1). Ils étaient indignés de ce que les disciples de Jésus ne se lavaient pas les mains selon la tradition (15, 2). Il s’en est suivi un débat concernant la différence entre le pur et l’impur dans la pensée juive.

On peut comprendre que Jésus soit lassé de ces discussions stériles et parte pour se changer les idées. Il a besoin de se mettre au vert, ou de prendre des congés. Le texte parallèle de Marc (7, 24-30) précise que Jésus ne voulait pas que l’on sache qu’il se trouvait en Phénicie.

C’était une nécessité, pour Jésus, de se reposer ; au point de carrément partir à l’étranger. En Israël, il est trop connu maintenant, et il est trop sollicité.

Ce n’est pas dans n’importe quel territoire étranger que Jésus s’est rendu. Il n’est pas allé bien loin, il a juste passé la frontière. Ça devait suffire pour se mettre à l’écart. Or, la frontière, c’est celle de la Phénicie ; appelée ici : région de Tyr et de Sidon.

Ce nom fait référence, dans la Bible, à beaucoup de récits, de maximes, et à une interprétation particulière. Dans l’Ancien Testament, c’est le fief de la reine Jézabel qui a introduit le culte de Baal en Israël. Autrement dit : Tyr et Sidon, c’est le lieu d’origine du culte idolâtre par excellence.

Jésus a peut-être choisi cet endroit en se disant qu’il n’y avait pas mieux pour être tranquille.

Bien que ce soit Tyr et Sidon que Jésus évoque pour parler des peuples païens qui auraient cru à la Bonne Nouvelle si elle leur avait été prêchée.  Matthieu écrit, en effet, (en 11, 20-22) : Alors il se mit à invectiver contre les villes où avaient eu lieu la plupart de ses miracles, parce qu’elles ne s’étaient pas converties. « Malheureuse es-tu, Chorazin ! Malheureuse es-tu, Bethsaïda ! Car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et la cendre, elles se seraient converties. Oui, je vous le déclare, au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous.

Mais croyait-il, Jésus, que cette repentance était imminente, ou avons-nous ici un texte qui annonce la future conversion des païens ? Car cette conversion vient à l’instant.

Dans la région de Tyr et de Sidon, Jésus est interpellé. Une femme vient lui demander de guérir sa fille possédée. Cette femme est dite cananéenne. Que signifie ce mot, dans les évangiles ? Les Phéniciens s’appelaient eux-mêmes : Cananéens. C’est-à-dire les premiers habitants de Canaan. Il est vrai que la Phénicie n’a jamais été conquise par les Israélites et que ces habitants ont pour ancêtres les habitants originels de Canaan.

Marc (7, 26) présente cette femme comme grecque de Syro-Phénicie.

Toutes ces appellations se recoupent et veulent signifier que cette femme n’est pas juive, mais païenne. Et c’est cette païenne qui vient demander de l’aide à Jésus ; alors que Jésus est ici incognito ?! Visiblement, la méthode de Jésus n’est pas très au point. Il a été repéré ; y compris par les païens. Une façon, pour Matthieu, de dire que Jésus est très populaire, même à l’étranger.

Cette femme déclare que sa fille est tourmentée par un démon. Nous n’avons pas plus de détails, car, la malade, on ne la voit pas, elle est chez elle. Ce qui fait penser au serviteur du centurion (en Mat 8, 5-13), qui est guéri par Jésus à distance, tout en restant à la maison de son maître. Ce centurion est aussi un païen, loué par Jésus (comme le sera la femme syro-phénicienne). Il y a donc des points communs entre ces deux épisodes.

Dans la rencontre avec le centurion, Jésus répond d’emblée et favorablement à la demande de guérison. Mais ici, ce n’est pas le cas.

L’attitude de Jésus est étrange. Dans un premier temps, il ne répond pas. Il est vrai que cela ne lui ressemble pas. Puis, cette femme insistant, les disciples interviennent pour dire à Jésus de la renvoyer. Ce qui signifie qu’il ne l’a pas fait. Pour l’instant, il a fait comme si elle n’était pas là, mais il ne s’est pas opposé à elle.

A cette intervention des disciples, Jésus répond : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. Que veut dire Jésus, par cette expression ?

Jésus correspondrait aux directives qu’il donnait lui-même aux disciples lorsqu’il les envoyait prêcher et qu’il leur disait : Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains ; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. (Mat 10, 5-6).

Ou bien Jésus cherche à mettre la foi de cette femme à l’épreuve en ne répondant pas d’emblée à sa demande. Il y aurait là de la pédagogie.

La plupart des commentateurs comprend que Jésus parle ici : soit des petits, des faibles en Israël ; soit de l’ensemble des Israélites.

Quoi qu’il en soit, Jésus témoignerait qu’il n’est venu prêcher qu’aux Israélites, et que, par conséquent, il ne se sent pas appelé à répondre aux demandes des païens.

La question se posait pour les chrétiens à l’époque de la rédaction de l’évangile. Fallait-il prêcher l’évangile aux païens, ou pas ? Tous les chrétiens n’étaient pas d’accord sur ce point.

Il semble que Matthieu propose une réponse en présentant cet épisode du ministère de Jésus. Et, dans un premier temps, la réponse de Jésus est plutôt négative ; puis elle évolue, parce que la femme insiste.

La femme implore le secours de Jésus. Elle se prosterne même. Alors un dialogue entre Jésus et la femme s’engage. Et c’est peut-être là le point capital de cette histoire. Tout est possible à partir de cet échange, de cette relation.

Devant donc cette femme qui implore son secours, Jésus répond : Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens (15, 26).

Réponse qui peut paraître blessante et faire passer les païens pour des chiens. On a tellement d’exemples d’insultes de ce genre dans l’histoire que cette réponse fait frémir. Il existe tant de peuples qui se croient au-dessus des autres et qui se permettent de traiter les étrangers de chiens ! En fait, il me semble qu’aucune culture n’est épargnée par ce phénomène.

S’agirait-il encore d’un test de Jésus pour mettre la foi de la cananéenne à l’épreuve ? Dans ce cas le test est un peu virulent.

Qu’à cela ne tienne, la femme encaisse et répond avec beaucoup d’à propos : C’est vrai, Seigneur ! … ; et justement les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Quelle présence d’esprit ! Quelle humilité ! Quelle intelligence ! Car, dans la plupart des cas la réponse est plutôt du genre : Tu sais ce qu’il te dit le chien ? Et elle peut même s’accompagner de gestes violents.

Mais cette femme est prête à avaler des couleuvres, pourvu que sa fille soit guérie. Ce qui montre bien qu’elle croit que Jésus peut la guérir ; sinon elle n’aurait pas accepté de se faire traiter de chienne. D’où la remarque de Jésus relative à la foi de cette femme : Femme, ta foi est grande ! Qu’il t’arrive comme tu le veux ! Et sa fille fut guérie dès cette heure-là.

L’intérêt de ce récit est double.

Dans un premier temps, il nous apprend que Jésus était à l’écoute des personnes qu’il rencontrait. Et qu’il tenait compte de leurs remarques.

Il est possible que Jésus ait reçu une leçon ce jour-là, à l’étranger. A savoir que les païens sont susceptibles d’avoir une foi plus grande que la nôtre, voire plus d’humilité. Acceptant même de passer après les autres, quitte à n’avoir que les miettes.

Elle ne demande rien d’autre que les miettes cette femme syro-phénicienne, mais elle les veut. Elle ne veut priver personne de l’Evangile, car ce que mangent les chiens, personne ne le veut. Elle ne veut pas prendre la place des Juifs, mais elle veut sa part.

Jésus avait peut-être besoin d’entendre cela : que personne ne soit privé de l’évangile, sous prétexte qu’il est différent, pas de la bonne couleur, handicapé, déficient mental ou moteur … ou tout simplement d’une autre culture.

L’Eglise aussi avait besoin d’entendre ce message.

Dans un deuxième temps, ce récit est écrit pour l’Eglise des premiers siècles. Où, comme on le disait tout à l’heure, les chrétiens s’interrogeaient concernant l’opportunité de prêcher l’Evangile aux païens.

On peut se demander si Matthieu n’a pas voulu calmer les tensions présentes dans l’Eglise, à ce sujet, en faisant apparaître un Jésus plutôt sur la défensive quant à cette prédication, conformément aux réticences des chrétiens les plus proches du judaïsme ; comme pour leur dire que Jésus aussi avait évolué à ce sujet,  et qu’ils étaient donc susceptibles de le faire, eux aussi, sans démériter.

Que nous dit, d’ailleurs, à ce sujet, le contexte de ce récit :

Dans ce qui précède, Jésus discute avec les Pharisiens concernant le pur et l’impur et est amené à dire ces mots totalement en désaccord avec le judaïsme orthodoxe : Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur ; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui rend l’homme impur (15, 11). Ouvrant ainsi la voie à une autre définition de la pureté. Une pureté qui vient du dedans et non de l’extérieur.

Dans la suite du texte  ¾  alors que Jésus et les disciples reviennent de Tyr et Sidon  ¾  Jésus accueille tous les malades et infirmes des environs et les guérit tous (15, 29-31) ; avant de les nourrir en multipliant les pains et les poissons une deuxième fois.

Jésus accueille et guérit les infirmes et les malades, là encore en désaccord avec le judaïsme qui n’admet pas un infirme à la prêtrise (Lév 21, 16-23), et qui ne permet pas aux aveugles et aux boiteux d’entrer dans le parvis du temple (2 Sam 5, 6-8).

Le contexte de ce récit permet, donc, de déterminer le message de ce texte. Et ce message est clair ; pour les premiers chrétiens comme pour nous. Et que Jésus ait dû l’apprendre par l’intermédiaire d’une femme païenne ne diminue en rien son impact.

Ce message est : l’Evangile est pour tous.

Ne soyons pas de ceux qui ferment le message du Christ à certains. En bons disciples de Jésus, soyons de celles et de ceux qui apprennent des autres, afin d’être des messagers de bonne nouvelle.