SERVIR POUR RIEN

Job 38, 1 à 18  −  Philippiens 2, 5 à 11  −  Luc 17, 7 à 10

C’est une parabole simple à comprendre, bien qu’elle soit tributaire d’une façon antique de considérer les relations sociales. A l’époque on ne mélange pas les maîtres et les serviteurs.

Chacun à sa place.

A l’heure actuelle, Jésus dirait sans doute ces choses autrement, encore que cette parabole traite plus des rapports entre Dieu et les hommes, que des relations entre êtres humains. Et là, le message est clair : devant Dieu nous sommes des bons à rien. Je traduis littéralement par bons à rien le terme traduit dans la TOB par : serviteurs quelconques ; ou, chez Segond, par « serviteurs inutiles ».

Est-ce vrai ? Est-il vrai que nous ne pouvons rien faire de valable pour Dieu et que nous sommes donc des serviteurs inutiles ?

Pour répondre à cette question, j’ai interrogé d’autres textes bibliques, y compris dans l’Ancien Testament. Et, parmi ces derniers, tout particulièrement le livre de Job. Que nous dit l’histoire de Job en ce qui concerne l’inutilité du service de l’homme pour Dieu ?

Job est un homme reconnu, considéré et admiré par les gens de son entourage.

Le récit de son histoire ne lui fait aucun reproche. Dieu lui même (1, 8) cite Job en exemple, disant qu'il est intègre et droit, qu'il craint Dieu et s'écarte du mal.

C’est à ce niveau que l’auteur fait intervenir l’Adversaire ; dont on ne sait rien, si ce n’est ce qu’il dit à Dieu lors de cette entrevue. Il réplique à Dieu : « Est-ce pour rien que Job craint Dieu ?  …  Tu as béni ses entreprises, et ses troupeaux pullulent dans le pays. Mais veuille étendre ta main et touche à tout ce qu’il possède. Je parie qu’il te maudira en face ! » (1, 9-11).

C’est là la thèse de l’Adversaire : l’être humain ne peut être fidèle à Dieu d’une manière désintéressée. Dans le service humain pour Dieu se cache forcément un calcul quelconque : l’être humain craint Dieu et observe sa parole pour que cela lui serve, et pour obtenir des bénédictions en retour.

On peut analyser cette histoire en fonction de ce débat, car le récit continue et raconte que le malheur s'est abattu sur Job. En un jour, il perd tous ses biens et tous ses enfants ; puis, quelques jours plus tard, il tombe gravement malade.

Alors, là on va savoir !Job sera-t-il fidèle sans intérêt ? Ou bien va-t-il envoyer promener ce Dieu en se disant que si tout ce qu’il reçoit en échange de ses services c’est du malheur et des souffrances, il n’a aucun intérêt à être fidèle.

Et bien oui, malgré le malheur, Job reste fidèle. Il a même l’occasion de prononcer des mots, restés depuis mémorables :

Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté : Que le nom du Seigneur soit béni !  (1, 21)

Nous acceptons le bonheur comme un don de Dieu. Et le malheur, pourquoi ne l’accepterions-nous pas aussi ? (2, 10)

Alors ! Ça y est, la preuve est faite que l’être humain peut être fidèle à Dieu sans intérêt !

Et bien, pas tout à fait ; car l’histoire ne s’arrête pas là.

Trois amis de Job viennent le voir et discutent avec lui.

Ses amis soutiennent l’idée de l’Adversaire, et d’emblée ils proclament la méchanceté de Job en disant :

Vraiment ta méchanceté est grande, il n’y a pas de limites à tes crimes.
Tu prenais sans motif des gages à tes frères, tu les dépouillais de leurs vêtements jusqu’à les mettre nus
(22, 5-6).

Pourquoi critiquer ainsi Job ?

Leur idée est celle-ci : puisque Job est accablé, c’est qu’il a commis une faute. Pour eux, la malédiction vient du péché, et la bénédiction de la fidélité. Si l'être humain connaît le malheur, c'est de sa faute. Il est coupable du malheur qui le frappe. C’est la loi du donnant-donnant. Ces hommes font de la comptabilité et du salut par les œuvres et par l’obéissance.

Et ils pensent que Dieu juge de la même manière.

Ils se permettent même de conseiller à Job de se repentir et de faire la paix avec Dieu. C’est à ce prix qu’il peut retrouver la prospérité. Ils disent : Réconcilie-toi donc avec lui et fais la paix. Ainsi le bonheur te sera rendu. (22, 21).

Que peut répondre Job ?

Job n’est pas d’accord avec cette thèse. Au chapitre 27 (versets 5 et 6), il dit :

Quelle abomination, si je vous donnais raison !
Jusqu’à ce que j’expire, je maintiendrai mon innocence.
Je tiens à ma justice et ne la lâcherai pas !
Ma conscience ne me reproche aucun de mes jours.

Il faut oser prononcer ces mots. Il faut reconnaître que cette déclaration fait penser à de la propre justice et à de l’orgueil. On comprend que les amis de Job soient outrés de ces propos.

Pourquoi Job s’exprime-t-il ainsi ?

Ce n’est pas par bravade que Job tient ce discours, mais parce que si la malédiction vient du péché, la bénédiction vient de la fidélité. Si Job dit : j’ai péché pour justifier ce malheur, alors il a servi Dieu pour être béni, et il est d’accord avec ses amis et l’Adversaire, pour dire que l’être humain ne peut servir Dieu sans intérêt.

Job ne sait pas pourquoi il est maudit. De même, il ne sait pas pourquoi il était béni. Il faisait ce qu’il aimait et Dieu faisait ce qu’il voulait. Rien n’a été prévu, calculé. Dieu est en dehors de tout calcul.

Job ne sait pas pourquoi il sert Dieu. De même, il ne sait pas pourquoi il souffre.

D‘autant plus que, ignorant la discussion qui a eu lieu entre Dieu et l’Adversaire, Job croit que c’est Dieu qui l’accable. Et la tentation est énorme alors de laisser ce Dieu incompréhensible qui punit et bénit sans raison, pour suivre le dieu des amis qui répond à coup sûr à la fidélité. Oui, la tentation existe de se tourner vers ce nouveau dieu « assurance tous risques » auprès duquel on peut connaître la sécurité.

Cependant, et c’est le miracle de la foi de Job, il reste là, sous les coups de buttoir de ce Dieu qui l’accable, ne voulant pas d’autre Dieu, mais gardant le même, celui en qui il a confiance.

Oui, Job a servi Dieu pour rien. Il le reconnaît et l’avoue.

C’est en tous cas ce qu’Eliphaz a compris, puisqu’il dit :

Y a-t-il un brave comme Job ?
Il boit le sarcasme comme de l’eau.
Il chemine de pair avec les malfaiteurs et fait route avec les méchants.
N’a-t-il pas dit : « L’homme ne gagne rien à se plaire en Dieu » ?
(34, 7-9)

Eliphaz est furieux de ce que Job ait osé dire cela ; car cela signifie que l’être humain n’a aucun intérêt à servir Dieu. Job manifeste qu’il le fait quand même, mais par amour.

La question se pose en effet : A quoi ça sert de servir Dieu ?

Mais autant demander à un amoureux à quoi ça sert d’aimer telle fille. Ça ne sert à rien d’aimer. Si ça lui sert, s’il pense à tous les avantages qu’il peut retirer de cet amour, c’est qu’il ne l’aime pas. Il en est de même avec Dieu : c’est par amour qu’on le sert, rien que par amour.

Alors, ça y est, la preuve est faite : l’être humain peut être fidèle sans intérêt ?

Pas vraiment, car le récit comporte une clause de sauvegarde (si je peux m’exprimer avec ce vocabulaire juridique ou notarial) :

Lors de l’entrevue entre Dieu et l’Adversaire, Dieu a permis à l’Adversaire d’accabler Job, mais il pose une limite. Car un dialogue se fait entre les deux personnages. Ce dialogue se termine par ces mots :

L’Adversaire répliqua au Seigneur : …  Tout ce qu’un homme possède, il le donne pour sa vie. Mais veuille étendre ta main, touche à ses os et à sa chair. Je parie qu’il te maudira en face ! » Alors le Seigneur dit à l’Adversaire : « Soit ! Il est en ton pouvoir ; respecte seulement sa vie. » (2, 4-6)

L’épreuve de Job n’est pas concluante, car il est possible de dire que si l’être humain se voyait arriver à la mort, il ne pourrait pas être fidèle à Dieu pour rien.

Le défi est donc lancé : est-il possible à l’être humain d’être fidèle à Dieu jusqu’à la mort ? Job ne donne pas la réponse, car nous ne sommes pas sauvés par Job.

Le défi est relevé par Jésus, car il est resté fidèle à Dieu et à l’amour qu’il avait pour nous, jusqu’à la mort.

Et c’est ce don de lui-même qui nous sauve, car il est la manifestation de l’amour de Dieu qui est venu en Jésus pour relever ce défi.

Désormais l’objectif du service peut être vécu comme une grâce et non comme une obligation pour être sauvé. C’est l’ouverture au service gratuit, c’est-à-dire au service pour rien, pour gagner rien ; uniquement parce que nous avons découvert que c’est bon de servir.

Ce service fait de nous des serviteurs inutiles.

Lorsque nous aurons accompli tout ce que le Seigneur et le prochain nous demandent, nous aurons le sentiment de n’avoir rien fait, parce que c’est sans calcul que nous agissons. Ayant le sentiment de n’avoir rien fait, nous ne demanderons rien, et ce que nous recevrons aura le goût de la grâce, ce sera une grâce.

Pourquoi suis-je chrétien ?

J’espère que nous pouvons répondre : pour rien ! Si ce n’est pour vivre sans calcul, pour vivre l’amour et la gratuité. Pour être le disciple de celui qui s’est donné pour nous. Pour avoir pour maître celui qui a supprimé toutes les « raisons » logiques et les « intérêts » qui auraient créé, entre nous, des relations calculées.

Ces « intérêts » et ces « raisons » supprimées, il ne reste que l’amour entre deux êtres. Que lui, que nous. Ça, c’est la vérité.