SOYEZ DONC FAIBLES COMME VOTRE PERE CELESTE S'EST RENDU FAIBLE

Matthieu 5, 21 à 26, 38 à 48  −   2 Corinthiens 12, 7 à 10  −  Exode 20, 13

Tu ne commettras pas de meurtre.

Ce 6ème commandement du Décalogue est commun à l'ensemble des cultures que l'histoire a connues. Tous les peuples, en effet, interdisent le meurtre d'un membre du clan. Sauf lorsque l'attitude de cette personne met le groupe en péril. Le collectif prime sur l'individu. Et toutes les cultures recommandent alors le meurtre du fautif pour sauver le groupe.

C'est de ce principe que naît la légitimation de la guerre, et donc la violence faite à celui qui est reconnu comme l'ennemi. C'est-à-dire, celui qui porte atteinte à la survie du clan, ou de la nation.

Ce commandement fait partie de l'Ancien Testament. Fait-il la part des choses entre les membres du peuple juif et les autres ? S'applique-t-il seulement aux Israélites, ou aussi aux non-Juifs ? Qu'enseigne l'Ancien Testament en ce qui concerne le meurtre ?

L'Ancien Testament et le meurtre.

L'Ancien Testament ne cache pas la réalité de la violence. C'est que dans l'antiquité, la vie individuelle n'a pas beaucoup de valeur ; elle est facilement sacrifiée pour le groupe. L'important, c'est le groupe, pas l'individu.

La prise en compte de la généralisation de cette violence produit une loi relativement clémente à l'égard des meurtriers. En fait, la loi prévoit la coutume de la vengeance, selon laquelle il se trouve toujours un frère ou un fils pour venger la mort de son parent ; selon le principe œil ou œil et dent pour dent. Mais afin d'arrêter l'escalade de la vengeance, la loi de Moïse punit de mort l'homicide volontaire, la malédiction des parents et l'enlèvement (Ex 21, 12-17). La loi de Moïse établit même des villes de refuge dans lesquelles les coupables de meurtres involontaires peuvent se réfugier (Nom 37) ; ce qui leur permet d'échapper non seulement à une condamnation, mais même au jugement.

Dans le cadre de cette clémence, de nombreux meurtres ne sont pas punis :

  -   Caïn n'est pas condamné pour le meurtre d'Abel. Dieu le protège même de la vengeance.

  -   Joab n'est pas puni pour avoir fait mourir Absalom.

  -   Achab ne reçoit que les reproches du prophète pour avoir commandité le meurtre de Naboth. De même David après avoir fait mourir Urie. Mais David et Achab sont rois et, à ce titre, sont intouchables.

  -   Mais surtout, tous ces meurtres ne portent pas atteinte à la survie d'Israël. Car dans ce cas, la loi est très sévère pour ceux qui, par une infidélité à l'égard des interdits cultuels ou alimentaires mettent le peuple en péril. Ainsi Acan est lapidé par tout le peuple pour avoir dérobé des objets consacrés à Dieu après la prise de Jéricho (Josué 7).

Mais là où la loi est la plus tolérante, c'est vis-à-vis de la violence vécue dans le cadre de la guerre. La guerre est totalement légitimée dans l'Ancien Testament. Parce que l'ennemi lutte contre le peuple dans son ensemble, non seulement la loi prévoit de l'éliminer, mais elle l'ordonne, et cet ordre est présenté comme venant de Dieu. Or, le 6ème commandement se veut lui aussi parole de Dieu ; ne ferait-il alors allusion qu'au meurtre de l'Israélite ? Tuer un païen ne constituerait pas un meurtre et ne tomberait donc pas sous le coup de la loi ; notamment à la guerre où, encore maintenant dans toutes les armées du monde, tuer un ennemi ce n'est pas commettre un meurtre, mais faire son devoir. Qu'est-ce alors que tuer ?

Qu'est-ce que tuer ?

Tuer, c'est le sommet de la violence. C'est faire disparaître, empêcher toutes représailles, éviter toute alternative. Tuer, c'est définitif. C'est d'ailleurs l'un des problèmes de la peine de mort ; si on s'est trompé lors du jugement, il n'est plus possible de revenir en arrière.

Autrement dit : tuer, c'est se croire infaillible. Parce qu'on s'imagine incapable d'erreurs, on peut commettre l'irrémédiable : tuer. C'est donc se mettre à la place de Dieu, avec droit de vie et de mort sur le prochain.

Tuer, c'est la forme absolue de la domination, parce que définitive, sans retour. C'est, par excellence, l'acte qui manifeste la volonté de puissance, et c'est cette volonté de puissance qu'il faut traiter. Certes, si elle ne se manifeste jamais, elle fait moins de dégâts, mais elle en commet quand même, dans l'individu qui aspire à la puissance ; elle le rend hypocrite, calculateur, ou simplement névrosé.

Comment guérir de la volonté de puissance ?

Pourquoi cherche-t-on à dominer ?

Par peur. Une peur aussi vieille que l'humanité. La crainte pour sa sécurité physique ; on ne veut pas être amené à subir la contrainte de l'autre. La crainte pour la sécurité intellectuelle aussi ; sans pour autant mourir, on ne veut pas être contraint d'agir ou de penser d'une manière non choisie personnellement.

Cette peur rend-elle légitime le recours à la violence ? Pour se défendre ? Pour faire peur à l'autre ? Pour contraindre l'autre à cesser ces menaces ? Pour dominer autrui ? Non seulement physiquement, ce qui n'est pas toujours facile (heureusement) ; mais aussi intellectuellement, spirituellement, ce qui peut constituer une vraie force. Se défendre psychiquement, c'est-à-dire exercer une pression morale, spirituelle, pour l'amener à changer d'attitude, pour le faire penser comme moi …  Et cela en toute bonne conscience, parce que c'est pour la bonne cause, ou parce que c'est pour son bien.

Que dit Jésus à ce sujet ?

La réforme de Jésus.

En Matthieu 5, 21-26, Jésus commente le 6ème commandement.

Il intériorise, il spiritualise la loi. N'est pas violence seulement celle qui se voit, mais aussi celle qui est intérieure, même si elle ne se manifeste jamais, ou seulement par la colère. Celui qui se met en colère contre son frère sera passible du jugement. Même peine que pour le meurtre.

En l'intériorisant, Jésus accentue les exigences de la loi. Il met la colère au niveau du meurtre, et l'injure encore au-dessus, car il dit : celui qui traitera son frère de fou sera passible du feu de la géhenne. Alors que le meurtre n'est passible "que" du jugement.

Dans ces versets 21 à 26, la démarche que Jésus propose semble uniquement morale. Il est question de ne pas être en colère, de ne pas injurier …  sous peine de poursuites, de jugement, de condamnation. Ce qui n'élimine pas le calcul, ni le ressentiment ; le mal n'est pas traité en profondeur.

Et lorsqu'il parle de réconciliation avec les opposants, ce qui est nettement plus positif, il est vrai, il semble que ce soit essentiellement pour échapper au jugement : de peur que l'adversaire ne te livre au juge …

De même Jésus recommande de se réconcilier avec ceux qui ont quelque chose contre nous avant de porter notre offrande à Dieu. Le culte, la prière, la louange ne seraient-ils pas valables s'il n'y a pas réconciliation au préalable ? Et l'offrande ne produirait-elle pas son effet ? A moins que Jésus fasse juste allusion au fait que la rancœur ou le souci du différend ne soit un handicap à l'esprit d'adoration.

En se limitant à ces seuls versets, on reste un peu sur notre faim, comme si Jésus n'abordait que des raisons humaines, trop humaines pour faire taire la violence. Car il existe de bonnes raisons pour être non-violent :

  -    Se trouver dans une position de faiblesse, et donc avoir tout intérêt à se taire et à se faire petit.

  -    Avoir pris conscience que la violence n'arrangera pas la situation, alors qu'on a tout intérêt à ce qu'elle s'arrange.

  -   Vouloir atteindre un but par la non violence, tels que : montrer du mépris à l'égard de ceux qui n'arrivent pas à être non-violents, faire des adeptes en "montrant l'exemple", dominer moralement quelqu'un …

La non-violence peut donc se borner à la passivité ou à l'action par calcul ou par esprit de domination. Ce qui ne vaut guère mieux que la violence.

Le commandement doit donc aller plus loin que la non-violence. C'est pourquoi Jésus continue à parler.

En Matthieu 5, 38-48, Jésus passe à un niveau supérieur.

Moi, je vous dis de ne pas vous opposer au mauvais. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre (5, 39).

Ici, plus de raisons invoquées pour être non-violent, du genre : pour éviter le jugement ou offrir un meilleur culte. On est dans l'absolu, comme pour le 6ème commandement du Décalogue.

Jésus donne ici son commandement, et c'est surhumain. Et pourtant c'est écrit, Jésus a prononcé ces mots. Je le crois, parce que cette parole est révolutionnaire, elle ne peut émaner de la mentalité de l'époque de Jésus ; ni les Grecs, ni les Romains, ni les Juifs ne sont capables de proposer une telle démarche.

Ne pas résister au méchant, dit Jésus. Non par calcul, pour montrer à quel point je suis spirituellement supérieur, mais parce que je ne veux pas être supérieur. Je ne veux pas être puissant.

Ne pas résister au méchant, parce que je n'ai rien à prouver, rien à faire valoir ; Jésus a déjà tout prouvé.

Ne pas résister au méchant, pour vivre de la vie du Maître, qui a parfaitement vécu la non-puissance. Dans la non-puissance, les rapports qui entrent en jeu sont ceux que l'on cultive avec le Seigneur, non avec le dominateur. On agit toujours comme celui dont on est le plus proche. Or, c'est le Seigneur qu'il faut regarder, non l'agresseur, si ce n'est pour l'aimer, car Jésus insiste et va encore plus loin.

Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.

C'est là que Jésus dépasse l'Ancien Testament qui admet le meurtre de l'ennemi. Pour Jésus, il n'y a pas d'ennemi, parce que tout le monde est aimé de Dieu et doit être aimé des hommes.

Il n'est pas possible, humainement parlant, d'aimer son ennemi. Tout au plus arrivera-t-on à ne pas lui rendre le mal qu'il nous a fait, ou à l'ignorer. Ce sera de la non-violence, de l’indifférence. Mais l'indifférence est une autre façon de tuer.

Jésus nous invite non à la passivité : laisser faire, se soumettre, mais à l'action : aimer. L'amour est l'exact opposé du meurtre. L'amour est actif, il consiste à vouloir et à œuvrer pour le bonheur, la joie, la gloire de l'ennemi, même si nous avons à en souffrir. C'est cela la non-puissance : vouloir la gloire de l'ennemi. C'est vaincre l'instinct de survie et l'égoïsme. C'est l'une des voies de la totale liberté en Christ.

Jésus nous invite à être extraordinaires : Si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? (5, 47).

C'est intolérable à l'être humain de ne pas être puissant ; mais c'est cet extraordinaire de la non-puissance qui fait des hommes et des femmes des fils et des filles de Dieu, dit Jésus (5, 45), car ils agissent comme leur Père céleste qui fait briller le soleil sur les méchants comme sur les bons. Dieu ne fait pas de différence, dit Jésus. Il n'y a pas de croyants et d'incroyants, de citoyens et d'étrangers, d'amis et d'ennemis ; nous sommes tous aimés de Dieu et soumis à la même loi d'amour.

En Jésus, Dieu s'est rendu impuissant, faible, pour que les bourreaux soient touchés et ouverts à une autre façon de voir et d'être. C'est cela la perfection de Dieu. Les êtres humains sont fils de Dieu lorsque c'est de l'amour et de la vie de leur Père qu'ils vivent et qu'ils aiment. Dieu nous aide par sa faiblesse à être faible comme lui. C'est cela être parfait comme Dieu est parfait.

Au chapitre précédant ce chapitre 5 de Matthieu, Jésus est confronté à la tentation de la puissance, lorsque Satan lui dit au désert : Je te donnerai tous les royaumes de ce monde, si tu te prosternes et m'adores (4, 8-9).

C'est le rêve de tous les conquérants, des chefs et des grands de ce monde, et de tous les hommes à un degré moindre. L'esprit de puissance et de domination est inhérent à la nature humaine, il fait partie de l'instinct de conservation. En rejetant la puissance, Jésus a donc dépassé ses instincts. C'est ce projet qu'il propose en commentant la loi et en triomphant de la tentation.

En Matthieu 4, Jésus répond : tu adoreras le Seigneur ton Dieu (v. 10). La véritable obéissance à la loi est là : adorer Dieu !

Adorer Dieu dans son amour ; et que son amour nous rende aimants.

Adorer Dieu dans son impuissance et sa faiblesse ; et que son impuissance nous rende impuissants ; et que sa faiblesse nous rende faibles.